CEREN
Actualité d’un musée prototype
Publication : 2008
Auteur : ALAIN DERVIEUX

Interview de Laurent Beaudouin, architecte, enseignant

Par Véronique et Alain Dervieux

La réhabilitation moderne d’un projet moderne

La problématique d’Emmanuelle et Laurent Beaudouin est dictée par un profond respect de l’édifice construit par leurs prédécesseurs. Conçu comme un édifice mixte[1] : maison de la culture et musée, la remise en cause de l’édifice repose sur la mise en adéquation de l’espace initial à son usage contemporain et sur le traitement de la vétusté de certains éléments, accrue par le climat. Ici la pérennité d’un édifice moderne devient un enjeu et la question patrimoniale rencontre, enfin, des cas concrets d’architectures de la seconde moitié du XXème siècle socialement pertinentes. Le respect n’empêche pas le projet, peut être même le suscite-t-il !

VAD Pour commencer nous te proposons quelques questions à propos  du texte générique de Guy Lagneau. Dans votre cas avez-vous eu la chance d’un dialogue rapproché avec les conservateurs ?

Laurent Beaudouin C’est un point très important. Le musée d’origine a été fait effectivement dans un dialogue entre une équipe d’architectes et un conservateur. Et le conservateur, autour d’une petite équipe[2] fondatrice du musée, a choisi les architectes. Ce choix repose sur des raisons très spécifiques, dans une vision d’opposition à la ville d’Auguste Perret. Ils ont vu un bâtiment construit par Guy Lagneau, une école au Havre, faite à partir de concepts tout à fait différents de ceux de Perret. Ils leur sont apparus plus innovants, plus intéressants, plus ouverts. La situation rend, aujourd’hui, cette idéalité d’un maître d’ouvrage choisissant son architecte non seulement impossible mais interdite par la loi. Donc nous passons par des systèmes de concours avantageux sur certains plans, mais dont le défaut est d’entériner la coupure entre l’utilisateur et l’architecte. La période de conception du projet où un échange devrait s’instaurer, au profit de la précision de la commande, entre les spécialistes de la collection, des œuvres, et l’architecte qui en dessine l’espace est interdite. Un vrai paradoxe du libéralisme dans lequel nous baignons. Nous sommes donc obligés à nous substituer au conservateur, à imaginer la muséographie simultanément à l’espace. Cette pratique alourdit le travail et condamne à une prise de responsabilité supplémentaire pour l’architecte.

En ce qui nous concerne nous avons candidaté au concours aussi par amitié pour Lagneau et pour Prouvé que je connaissais bien. En effet c’est par filiation que nous nous sommes intéressés à ce musée. Nous avions envie de faire quelque chose de bien. C’est pourquoi nous avons engagé un travail expérimental sur ce concours. Heureusement nous avions du temps. À cette époque existait des concours  où l’on pouvait consacrer du temps au projet. Nous avons pu explorer les différentes pistes, avant d »’en choisir une. Nous avons réalisés des scénarios de réalisation de l’espace. Le point de vue que nous avions sur le bâtiment lui-même était, de toute façon, l’entière préservation. Par contre l’organisation de l’espace posait une véritable question et méritait une modification d’envergure.

À l’origine le bâtiment a été fait pour accueillir une maison de la culture- musée avec une collection de départ peu conséquente. Elle s’est étoffée par l’intermédiaire de plusieurs legs, donations et des acquisitions. La souplesse, prévue au départ, devenait de moins en moins évidente à gérer. D’autant plus que la ville du Havre avait demandé à Oscar Niemeyer de construire une maison de la culture à part entière, avec salle de cinéma, théâtre, etc. Donc le personnel du bâtiment n’avait plus cette obligation de remballer les tableaux tous les soirs pour faire séance de cinéma ou laisser jouer une pièce de théâtre. C’est l’idée géniale du mélange qui a eu cours, dés l’inauguration. Mais cette idée aujourd’hui n’est plus possible. Dans un musée, les œuvres sont devenues des pièces d’un tel coût que bouger une œuvre c’est lui faire prendre un risque. Le degré d’attention est tel … et il est dû à la spéculation sur les prix. Les gens y feraient moins attention, si les tableaux ne valaient pas si chers[3]. Le fait de limiter le mouvement des œuvres, les exigences d’éclairement, sont devenus des données importantes.

Les thèmes du concours étaient finalement multiples. Trouver un espace qui soit dans le sens du projet d’origine, un espace fluide. Même si ce ne pouvait plus être un espace polyvalent et totalement « mobile ». En même temps dans idéalité d’espace fluide, trouver les nuances qui permettent d’assurer une qualité de lumière contrôlable.

Le musée dans ces conditions, s’est fait avec une muséographie très poussée. Nous avons réalisé une maquette au 1/50ème [4] de tout le bâtiment, 2 mètres de long en tout. Tous les tableaux étaient placés dans la maquette ? ce qui signifie que toute implantation était simulée. Pour nous c’est très important qu ‘architecture et muséographie soient faites en liaison. Dans tous nos musées on nous a également confié la muséographie, ce qui est, me semble-t-il, essentiel.Pas seulement la muséographie d’ailleurs, mais le mobilier, tables, chaises, etc. Cela contribue à former une unité très liée à la qualité du bâtiment. Donc là, la muséographie a été réalisée comme test, et ensuite retravaillée avec le conservateur.

VAD « Acte créateur du conservateur… » Est-ce encore le cas ?

LB En fait cela correspond à deux périodes. Une période de muséographie autonome faite dans le stade concours, sans apport par discussion avec un partenaire, comme hypothèse. Une seconde période, un second travail beaucoup plus approfondi, fait avec la conservatrice du musée, une femme extraordinaire. D’ailleurs les conservateurs avec qui nous avons travaillé sont tous d’une qualité exceptionnelle. Cela conditionne une part très importante et très intéressante du travail de l’architecte. Cela s ‘appuie sur le regard croisé de quelqu’un qui cherche un équilibre dans l’espace et quelqu’un qui construit son regard sur l’œuvre elle-même même. Ce croisement est fondamental.

VAD La progressive fixité des œuvres. Le cas des Boudin nous interroge : tu les exposes sous une lumière zénithale qui tend à les fixer là. Qu’en est-il d’une de la flexibilité si l’architecte ancre par la lumière une œuvre dans son espace ? Y a-t-il encore une mobilité possible pour les œuvres dans le musée ?

LB C’est un autre point majeur. La flexibilité, il faut bien en mesurer la temporalité. L’idée d’origine était une flexibilité immédiate. Il y avait des panneaux et un tableau par panneau. Donc la taille du panneau était le tableau. C’est une décision qui me rend un peu mal à l’aise. Cela figeait l’œuvre dans un format ; comme si on la mettait dans un livre, où toutes les pages ont la même taille. En ce lieu tous les panneaux , même s’ils étaient mobiles, avaient cette espèce de cadre.u’ils soient grands, petits, tout était formaté dans une situation similaire.

Je préfère que les œuvres aient plus de respiration même si le résultat est moins flexible. Cette flexibilité est à gérer dans la temporalité, parce qu’on a deux ordres de construction. Un ordre de la permanence qui concerne l’emplacement des œuvres, en particulier la mezzanine, ensuite il existe un certain nombre de cimaises qui apparaissent comme des muralités, mais sont des constructions légères indépendantes des structures, il y a enfin des éléments mobiles, carrément mobiles. ils sont à roulettes, avec des dispositions de flexibilité comme à l’époque et peuvent être manipulés au gré des expositions ; ils les font fonctionner.

Donc cette hypothèse permet d’avoir trois niveaux de flexibilité avec trois temporalités. On a constaté rapidement que cela fonctionnait bien. En effet en 2004, la ville a reçu un legs, le legs extraordinaire de la collection[5] Olivier Senn donnée par Madame Senn-Foulds. La ville a demandé de réinstaller une muséographie, intégrant ce don ; ce fut l’occasion de faire jouer ce deuxième niveau de temporalité. Il ne s’agissait plus de déplacer des parois à roulettes, mais de toucher au dispositif spatial. En un mois, un temps très court, nous transformons la muséographie pour une nouvelle. Finalement je trouve que c’est mieux adapté. Les puits de jour, par exemple, ont été déplacés, d’autres ajoutés etc. . Il y aune relative facilité à ce genre de transformation du musée sur lui-même. Dans les musées que nous avons réalisés nous avons retrouvé ces deux situations. À Nancy[6] nous avons déjà changé des dispositions.

Dans le dernier musée que nous avons réalisé en Corée, on a cherché à résoudre cette contradiction. Nous avons commencé par une boîte à lumière, transformable assez simplement et très rapidement. Nous cherchions à faire d’une pierre deux coups, avoir de vrais grands murs où les œuvres respirent et que ces murs soient mobiles par des systèmes extrêmement simples. Cette question, posée à sa manière par le musée du Havre, est très juste et très justement posée par Lagneau. La flexibilité appartient au programme d’un musée. Nous avons gardé cette question dans tous les développements des situations rencontrées. Nous l’avons introduit dans le musée Matisse[7] où il existe deux parties Matisse proprement dite, où les salles sont fixées et faites pour ces œuvres et une salle qui fonctionne bien où nous avons commencé à expérimenter ce système de grand mur mobile. Nous l’adoptons définitivement dans le musée[8] du peintre coréen Lee Ung-Noe.

C’est lié à la rapidité et à la manière dont les expositions sont montées. Les conservateurs demandent à faire vivre les musées hors des collections permanentes. Pour attirer le public, il nécessite un degré de renouvellement sur lui-même. Donc l’architecte doit mettre à leur disposition des outils simples. C’est l’idée fondatrice de Lagneau au musée André Malraux du Havre que nous reprenons là. Même si j’ai critiqué la façon dont c’était fait, l’idée demeure excellente. La flexibilité ne doit pas perturber l’œuvre, l’affecter par l’étroitesse de la cimaise ou la réduction : à petit tableau petit panneau, à grand tableau, grand panneau. Cela devient un carcan un peu lourd. Il y a une juste échelle à trouver et ce n’était pas le cas au Havre. M^me le dispositif de plafond était lourd à manipuler. Il faut que l’architecte arrive à trouver des solutions qui sont techniquement légères, qui n’apportent pas de maintenance lourde ou de vieillissement prématuré. C’est le cas du paralume. Ces réponses mélangent muséographie, technique et économie.

VAD Lagneau insiste sur la dimension sociale de cet édifice mixte, situé en proue d’une ville reconstruire, ouverte à tous les publics, à toutes les activités culturelles, tous les jours. À quelle dimension sociale un musée peut-il prétendre aujourd’hui ?

LB Il y a deux fonctions à un musée. Ce sont deux fonctions contradictoires. D’une part l’animation, d’autre part la contemplation. C’est vraiment contradictoire ; Un musée doit permettre à un état contemplatif de se déployer, une accessibilité aux œuvres qui relève de l’intime. Il faut pouvoir se situer face à l’œuvre dans une relation personnelle, comme si l’œuvre t’est adressée et pas à d’autres en même temps. C’est essentiel. Mais il y a aussi cette dimension sociale dont tu parles, qui est liée à l’idée que le musée est ouvert et s’adresse à tous, qu’il soit accessible et didactique. Donc capable de recevoir des groupes d’élèves, autour d’une même œuvre. Les relations passent d’un rapport intime à un rapport d’explicitation, de pédagogie. Il faut que l’espace le permette. Il doit être dimensionné de telle sorte que l’un et l’autre cohabitent tranquillement. Ne pas être trop grand, au risque de sacraliser l’œuvre et de l’éloigner, c’était le cas de certains palais qui servent de musée. Ni être présenté comme une marchandise au supermarché.

C’est la difficulté que je rencontre avec certains musées récents, faits par des architectes célèbres. L’œuvre est un accompagnement de l’architecture et plus du tout l’inverse. À force de signer l’architecture, on voit l’architecte présent partout. Sans parler de Bilbao … le musée de Zaha Hadid par exemple, dans ce petit musée[9] splendide au Danemark, qu’elle a complètement déstructuré. Au musée du quai Branly, les œuvres telles qu’elles sont placées perdent toute résonance, perdues comme à Disneyland. L’ambiance y est terrifiante. Ce sont pour moi de vraies responsabilités, dans lequel l’architecte peut être un acteur de la destruction des œuvres, juste par la manière de les présenter, les mettre en espace. C’est un équilibre difficile à obtenir. L’architecture doit être présente sans être première et doit travailler avant tout pour l’œuvre.

VAD Revenons sur ce service aux œuvres à propos des peintures de Boudin. Vous les avez éclairées zénitalement. Pourquoi cette qualité de lumière sur cette « série » avant la lettre ?

LB « Les Boudin », quand nous avons fait la première muséographie, étaient considérées comme des œuvres d’atelier ; le fond provenait de l’atelier Eugène Boudin. Elles correspondaient pour lui à des sortes d’expérimentations, quand même des séries. Quand un artiste peint 150 fois des vaches sur un tout petit carré de toile, l’œuvre n’est plus le petit carré cadrant la vache, mais devient les 150 tableaux. Boudin n’était pas le seul à la pratiquer, mais la répétition était le sujet du travail en question. Nous avons cherché une atmosphère qui évoque cette idée d’atelier. Nous avons mis à jour quelque chose d’invisible dans le musée d’origine : la charpente. Maintenant la verrière est discrètement visible au-dessus de cet accrochage.On donne ainsi l’impression de se retrouver là dans un endroit un peu particulier qui évoque l’atelier d’un peintre. Nous avons réservé des lumières plus traditionnelles, zénithales mais traditionnelles pour des œuvres qui ont une valeur d’œuvres de salon ou à la destination plus standard.

Dans ce musée la peinture est représentée par un large panel depuis la peinture ancienne à la peinture traditionnelle du XIVème au XXème siècle.

VAD Comment cela a-t-il influencé le parcours et la muséographie ?

BL Le parcours devait prendre en compte cette diversité.Il y a des œuvres qui supportaient très bien la spatialité moderne du bâtiment et d’autres qui ressentent le besoin de stabilité ou d’intimité, d’une autre lumière en tout cas. Par conséquent la lumière change progressivement au cours du parcours. Dans la salle du rez-de-chaussée, qui est à la fois salle d’exposition temporaire[10] et permanente, nous disposons d’une lumière très fluide, très transversale. Le rapport à la nature est direct par la vue sur la mer, la présence des bateaux et les œuvres peintes en extérieur. Souvent le rapport avec la mer, le ciel, le soleil les prédisposaient logiquement à cet emplacement, dans ce type d’espace et ce type de lumière. Ensuite, dans ce sens-là, la rampe permet l’accès aux Boudin, qui baignent dans une atmosphère d’atelier, plus intériorisé. On poursuit et plus on pénètre, on s’avance dans le musée, la lumière devient moins forte, s’atténue. Le plafond de verre est remplacé par un plafond de staff[11] qui comporte certains puits de jours, en couvrant des « presque salles » au sens de pièces. Pour arriver à la peinture ancienne, contenue dans des espaces plus cernés. Le volume de la charpente est alors utilisé pour créer des variations de hauteur, de façon à présenter des œuvres qui n’avaient jamais été présentées, faute d’espace. On a du découper ces volumes à l’intérieur de la charpente métallique, au profit de spatialités nouvelles, différentes de celles contenues par le velum homogène de Guy Lagneau qui contenait tout dans la même lumière.

VAD  Qu’elle influence aura eu ce musée sur vos propres musées ? Est ce que vous revendiquez d’appartenir à une tendance muséale ?

LB Il m’importe d’essayer de replacer ce musée de Guy Lagneau dans l’Histoire. Ce musée est quand même le prototype d’une série de musées, avec des échos très contemporains. Ce musée nous y avons travaillé, mais c’est le musée de Guy Lagneau. Nous &avons eu le plaisir de travailler avec lui. Notre projet a été fait avec lui, architecte du projet d’origine. Nous avons eu des discussions très précises avec lui, y compris sur des questions de matériaux. Il faut dire que c’est resté son projet.


[1] Comme son prédécesseur construit en 1845 par Fortuné Brunet Debaisne, musée, bibliothèque et muséum.

[2] M. Georges Salles, directeur des musées, M. Reynold Arnould, conservateur.

[3] Au Louvre un conservateur est exclusivement chargé de la Joconde et deux personnes seulement ont la possibilité de la tenir en mains.

[4] Soit deux centimètres pour un mètre. Un encombrement en plan de 80cm par 110cm pour l’édifice, sans les aménagements extérieurs.

[5] 205 tableaux de Courbet à Matisse …

[6] Musée des Beaux-Arts, place Stanislas à Nancy, réhabilitation et extension d’Emmanuelle et Laurent Beaudouin en 1998.

[7] Musée départemental Matisse au Cateau-Cambrésis, E. et L. Beaudouin, 2002.

[8] Musée Lee Ung-No à Daejon, Corée du sud, 2007.

[9] Musée Ordrupgaard d’Ordrup, près de Copenhague, 2005; L’édifice préexistant date de 1918 et est dû à Wilhelm Hansen.

[10] Le temporaire y envahit régulièrement le permanent.

[11] Composition plastique de plâtre et de fibres végétales, employée dans la décoration. Petit robert.