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ENTRETIEN AVEC ALVARO SIZA AMC
Année : 1977
Auteur : LAURENT BEAUDOUIN, CHRISTINE ROUSSELOT

ENTRETIEN AVEC ALVARO SIZA

ARTICLE PUBLIÉ PAR LA REVUE AMC FEVRIER 1978

Pouvez-vous nous expliquer pourquoi existe-il jusqu’à présent dans les revues d’architecture des articles sur vous mais pas d’article de vous ?

Mon expérience professionnelle n’est pas assez riche et globale pour me permettre de théoriser ce que je fais. Jusqu’à une période récente, j’ai fait des petits travaux qui sont des réponses à des problèmes de détails qui ne justifiaient pas d’être théorisés. J’avais la préoccupation, le désir de bâtir, mais les projets étaient de petits projets. C’est un peu pour ça, non ? Écrire des textes, ça n’avait pas de rapport avec mon travail.

Que pensez-vous du terme d’architecture “conjoncturelle“ utilisé par Vittorio Gregotti dans son article (1) pour désigner votre manière de composer un projet ?

Je pense qu’il veut dire qu’il n’y a pas un langage préétabli. Gregotti l’interprète très bien dans la partie finale de son texte, comme l’interprète très bien aussi le poète portugais Fernando Pessoa quand il écrit dans un poème : “Ce que je suis, ce que je fais, ce que je ne suis pas capable de faire, c’est comme une terrasse, une terrasse qui donne sur autre chose, c’est cette chose qui est belle“. Quand Gregotti parle d’architecture “conjoncturelle“ cela signifie pour moi que c’est une architecture qui n’a pas un langage établi et qui n’établit pas un langage. C’est une réponse à un problème concret, à une situation en transformation à laquelle je participe sans fixer à l’avance un langage architectonique, parce que mon travail est simplement une participation dans un mouvement de transformation qui a des implications beaucoup plus larges.

Le rapprochement que fait Gregotti entre votre manière de projeter et celle de Robert Venturi est assez nouveau du point de vue de la critique parce qu’il dépasse la simple analogie formelle…

Ceci est lié un peu à la question précédente. Je pense que ce n’est pas nouveau du point de vue de la pratique architecturale, mais peut-être est-ce nouveau du point de vue de la critique parce qu’il y a des rapports qui ne sont pas formels mais qui sont des rapports entre des attitudes de pensée. C’est important d’attirer l’attention là-dessus et c’est ce que fait Gregotti.

Ce lien avec Venturi se comprend mieux lorsque l’on connaît l’admiration que vous portez tous les deux envers Alvar Aalto. Pourtant vous n’y avez pas trouvé le même type de complexité que celle dont parle Venturi.

…Avec des raisons qui sont pour moi très claires. Les meilleures œuvres d’Aalto ont été réalisées après la guerre, dans une période où un grand mouvement collectif tentait de relever la Finlande de ses ruines, et d’affirmer son identité. Les œuvres d’Aalto de cette période, par la capacité qu’il avait de comprendre et d’être impliqué dans ce mouvement, reflètent toute la complexité tout l’effort d’un pays. Pour moi, c’est le grand moment d’Aalto.

La complexité dont parle Venturi n’est qu’une complexité formelle…..

Oui, mais la complexité formelle naît de la complexité réelle, non ? Sinon ce serait une abstraction. Je pense qu’il n’est pas possible d’inventer une complexité, c’est trop abstrait. Dans le cas d’Aalto, c’est la conjonction entre une complexité réelle, un effort collectif de reconstruction et un architecte qui a beaucoup de références, dans un pays un peu éloigné du point de vue culturel des grands centres artistiques comme Paris. Il a su faire un recueil de tout çà et s’en servir comme d’un outil dans un contexte qui permet d’en faire une application qui va dans le sens des intérêts collectifs. C’est un moment rare pour un architecte.

Beaucoup d’architectes font des complexes par rapport aux références qu’ils utilisent. Vous semblez par contre les manipuler sans problème. Quel est votre apport critique vis-à-vis de cette question ?

Si on peut parler d’un apport critique… Les références sont les instruments que possède un architecte, c’est son patrimoine de connaissances, d’informations. Il n’y a pas de raison de faire des complexes. Elles sont la somme de toutes les expériences qu’il est possible de connaître, et que l’on peut employer. Dans un contexte concret, l’architecte utilise ces instruments en fonction de ce contexte, alors ce n’est pas une position critique, c’est l’utilisation la plus sage possible dans un contexte donné.

L’architecture traditionnelle portugaise est d’une grande richesse. Pourtant vous semblez prendre une certaine distance par rapport à elle. Est-ce par peur du pittoresque ?

C’est un peu la même chose que pour les références. Ce patrimoine de la tradition portugaise est utilisable par rapport à des problèmes concrets. Ce qui est valable, ce qui est utile, il faut s’en servir. Ce qui n’est que romantisme n’est pas intéressant. Il y a eu au Portugal à la fin des années 50 un effort de connaissance de l’architecture traditionnelle dans ses rapports avec le pays tel qu’il est. Le livre qui est paru après cela (2) a été très influent dans l’évolution de l’architecture au Portugal et a été un peu récupéré pour faire des projets pour le tourisme… Pour nous ce qui était important c’était la connaissance du pays, des diverses cultures et des rapports entre la vie des gens et l’habitat. C’est une information, une connaissance très utile, très importante, mais pas plus. Ce n’est pas un modèle formel. Je n’accepte pas l’influence de l’architecture traditionnelle comme modèle formel, mais comme une expérience très longue d’adaptation au milieu, reflétant également les transformations de ce rapport. Comme ça, cela m’intéresse. Comprendre les rapports entre forme de vie et architecture est très utile, non pas pour imaginer des propositions d’organisation d’espaces, mais pour comprendre les problèmes concrets d’une société.

Quel  a été pour vous l’importance de votre travail chez Fernando Tavora (3) ?

Fernando Tavora a été mon professeur, mais il a été plus que ça : un compagnon de travail, même à l’école. Ce n’est pas courant. Aujourd’hui, c’est la même chose, les problèmes qui intéressent les étudiants sont les mêmes que ceux qui l’intéressent. C’est un architecte très important pour l’évolution de l’architecture au Portugal, on le trouve toujours au centre des préoccupations actuelles. Par exemple, il a travaillé pour le S.A.A.L. (4) ; Il y a beaucoup d’architectes de sa génération qui ont travaillé au S.A.A.L, mais lui y était naturellement parce que c’était une possibilité d’intervention historiquement valable. Il faudrait étudier l’œuvre de Tavora qui est peu connue, sauf par ses collaborateurs et ses élèves. Je pense le faire un jour pour faire une exception et écrire quelque chose.

Aujourd’hui, la mode est plutôt à l’ « école » néo-rationaliste qui fait suite aux recherches de Rossi. Que pensez-vous de son succès auprès des jeunes architectes ?

Au Portugal l’œuvre de Rossi n’a pas autant d’influence qu’ailleurs. Après le 25 avril, les étudiants et les architectes ont eu une expérience d’action directe très importante. À Porto, par exemple, presque tous les étudiants ont travaillé au S.A.A.L. Rossi fait des recherches globales sur la ville et l’architecture qui sont très importantes pour des étudiants qui n’ont pas ce contact direct. C’est une recherche sur la transformation de la ville qui est faite en parallèle avec la réalité. On parle quelquefois des dangers d’académisme à propose de l’œuvre de Rossi. Je pense qu’il n’y a pas de danger. Mais son travail prend une certaine distance par rapport à la réalité. C’est un travail en parallèle. Comme celui des moines qui, après la chute de l’Empire Romain, préservèrent la culture dans les bibliothèques des couvents, et qui, tout en restant un peu à l’écart des transformations réelles et quotidiennes ont préparé un renouvellement.

Votre position est différente ?

Oui, parce que je travaille dans un contexte très différent. Et je pense que l’expérience récente au Portugal, qui nous a plongé dans le travail pratique, manque d’une certaine sûreté du point de vue théorique. Le support théorique est très important pour un travail pratique…. Ce qui s’est passé durant un séminaire à Santiago de Compostelle fut très intéressant parce qu’il y eut un choc entre l’École de Rossi et les étudiants espagnols et portugais qui étaient plongés, surtout les Portugais, dans une pratique expérimentale absente des propositions de Rossi. Ces conflits dans les premiers jours du séminaire furent à la fin très enrichissants ; ce fut la rencontre de deux choses différentes. Et, bien qu’il manquât peut-être une certaine recherche théorique de structuration pour les Portugais et les Espagnols, et une expérience pratique à l’École de Rossi, cet échange d’expériences a été très utile et très important.

Propos recueillis le jeudi 08 septembre 1977 à Porto par Christine ROUSSELOT et Laurent BEAUDOUIN.