A+U
RICHARD MEIER
Année : 1998
Auteur : LAURENT BEAUDOUIN

TEXTE DE LAURENT BEAUDOUIN A L’OCCASION DE LA CONSTRUCTION PAR RICHARD MEIER DU SIEGE DE CANAL+ A PARIS.

Paris est une ville construite sur l’idée que le regard est l’organisateur prépondérant de l’espace. Le regard traverse la ville pour aller d’un monument à l’autre, les axes, les percées, les points de repères se superposent à la structure floue du paysage urbain. Depuis l’époque du tracé des places royales jusqu’aux percées hausmanniennes, le rôle de l’apparence visuelle a été dominant pour ceux qui ont fait Paris. C’est ce qui confère à la ville, à la fois sa splendeur et sa superficialité. L’architecture et l’espace urbain se plient à cette tradition qui donne à l’apparat et donc à la mode, le rôle majeur. Pourtant, si Paris a inventé “l’Art Pompier” et l’Académisme, elle a aussi accueilli et enfanté la modernité. Dans le métissage des idées venues du monde entier, de l’Espagne de Picasso, et Juan Gris à la Russie de Sonia Delaunay, de la Hollande de Mondrian et Van Doesburg à la Suisse de Le Corbusier, Paris a trouvé l’antidote à son conservatisme. Cette contradiction est aujourd’hui toujours présente. Très peu de commandes publiques ont échappé au nouvel académisme pour qui l’essentiel pour un monument est qu’il soit grand afin de s’inscrire dans le fastueux système de renvoi visuel qui organise la ville. Les mots font ainsi l’architecture : “La Grande Arche”, “La Très Grande Bibliothèque”. Pourtant, dans les marges de cette commande publique, travaillent aussi des jeunes architectes qui résistent à cette pression de l’évidence visuelle et des maîtres pour qui l’architecture est bien une recherche patiente, profonde où la pensée organise l’espace en même temps que les sens. Richard MEIER est parmi ces maîtres. A parcourir superficiellement son oeuvre, on peut penser qu’il est le prototype même de l’architecte international construisant avec un langage codifié la même architecture qu’il soit à New York ou à Los Angeles, à Barcelone ou à Paris. Richard MEIER démontre, au contraire dans ses projets urbains, sa capacité à tirer des conditions locales et des contraintes, la qualité de son architecture. Le siège de la télévision privée CANAL +, dont MEIER vient de terminer la réalisation sur les bords de la Seine est à la fois l’expression d’une inscription très fine dans le  paysage et l’ esprit de la ville, et la poursuite des grands thèmes qui font la cohérence d’une oeuvre architecturale. Bien sûr, comme la majeure partie des projets de MEIER, le bâtiment de CANAL + est de couleur blanche, peut-être devrais-je dire de lumière blanche. La lumière, si caractéristique de Paris, est le reflet sur le ciel de l’architecture. Le ciel absorbe la couleur des maisons, le blanc du plâtre des immeubles et le gris des salissures. En retour, il diffuse cette blancheur au-dessus de la ville. Le ciel et l’architecture sont dans une même continuité. C’est pourquoi rien n’exprime plus l’atmosphère de la ville que les images en noir et blanc des photographies de Robert DOISNEAU ou des films de Marcel CARNE. Paris est une ville en noir et blanc. L’immeuble de CANAL + vient s’installer sans peine dans cette lumière de craie. Il est blanc comme tous les bâtiments de Richard MEIER, mais il est blanc aussi comme les façades parisiennes. Pourtant, sa singularité vient de la différence qu’il apporte à cette qualité de lumière. Le ciel et l’architecture de Paris ont une luminosité absorbante, l’immeuble de CANAL + dispense lui, une lumière radieuse. Ses façades sont éclairantes, rayonnantes de jour comme de nuit. Dans les projets de Richard MEIER, le blanc est une couleur, il irradie comme une couleur, il interfère avec la lumière de l’air comme une couleur donnant à la matière de son architecture une dimension active qui diffuse une énergie forte et vivante. Dans ce travail sur la lumière mouvante, l’atrium d’entrée joue un rôle essentiel. Il articule à la fois l’organisation fonctionnelle du bâtiment et le passage du contre jour à la lumière directe. La volumétrie de CANAL + et son articulation en équerre autour de cet atrium rend lisible la position dans le site des éléments du programme. Les bureaux sont situés le long de la Seine avec une circulation donnant  sur le jardin public intérieur. Les studios eux, forment un bloc fermé à demi enterrés le long de la rue Balard. Ils sont surmontés des espaces de réception et de la salle de projection qui sont comme un second bâtiment plus petit, posé sur le premier comme une sculpture sur un piedestal. Enfin, un volume vertical contenant les espaces sociaux est adossé à un immeuble de logements existants. Il organise une transition douce avec l’architecture de la rue. Le positionnement de ces éléments organise autour du jardin carré, une très subtile diversité de transparence et de fermeture. L’approche du bâtiment se fait depuis un parvis situé le long de la rue Balard, face à l’opacité des studios. La blancheur propre à cette façade fermée équilibre l’éblouissement de la lumière du ciel. Le long du parvis, quatre volumes contenant des escaliers émergent pour donner à la planéité de la façade un effet sculptural de bas relief. Une variation sur le thème du auvent de la villa Stein de Le Corbusier, marque l’entrée. Cet élément prolonge vers la rue l’impression de glissement de la lame des bureaux par rapport aux studios solidement ancrés au sol. Le rapport métaphorique avec la Seine est évident. Les bureaux sont comme un vaisseau amarré au Pont Mirabeau. Le volume est libre grâce à l’atrium et au contraste avec le corps immuable des studios. Il donne l’impression d’un léger mouvement grâce au décalage de la lame côté jardin qui émerge à la poupe pour créer cette ouverture arrière qui est comme une voile tendue. Cette grande fenêtre urbaine est une réponse magistrale à l’absurdité du règlement d’urbanisme qui impose une rupture de niveau en milieu de parcelle. Par cette ouverture, CANAL + s’inscrit, à sa manière, dans le système des repères monumentaux de Paris, mais l’intelligence de cette réponse est que le signe visuel ne porte pas sur la totalité du bâtiment comme pour la “Grande Arche”, par exemple. Il n’en perturbe pas le fonctionnement. La fenêtre urbaine est le signe d’une générosité spatiale et non pas le signal monumental d’un pouvoir ou d’une puissance d’argent. Elle permet à MEIER d’établir un rapport à grande échelle avec la ville sans déséquilibrer l’inscription locale dans l’îlot. Cette fenêtre urbaine est aussi une respiration donnée à l’immeuble adjacent. Elle compose un véritable paysage traditionnel formé d’un jardin carré horizontal et  d’un carré de ciel vertical. Le carré horizontal parle du sol géographique et de la terre. Le carré vertical donne à voir le jeu des éléments célestes. C’est l’encadrement qui fixe le regard sur le ciel. Il propose une pose dédiée à la pure contemplation. Il est, grâce à sa puissance d’abstraction, le plus bel hommage que l’on puisse rendre au ciel de Paris. L’entrée dans l’édifice se fait par l’atrium, sur un espace intérieur haut de quatre étages rempli d’une lumière diffusée par six poutres faisant office de réflecteur. Ces poutres sont, avec trois fines passerelles, les seuls éléments de liaison entre les deux ailes de l’équerre. Elles ont plutôt pour rôle, de dilater la largeur du hall. Elles ne relient les deux volumes que secondairement. Ainsi s’accentue l’impression de mouvance virtuelle. Deux objets architecturaux renforcent cette articulation. A l’intérieur de l’atrium, l’escalier accroché en longueur sur la paroi du studio vient donner une direction à l’espace pour l’orienter vers le jardin. Il est comme un écho du mouvement de la lame sur le volume fixe. A l’extérieur, un escalier circulaire sert de pivot vertical favorisant l’idée d’un déplacement libre de la lame autour de cet axe. Les bureaux sont organisés en deux zones le long de la Seine. Une attention très forte est portée aux circulations qui profitent du décalage du mur arrière pour trouver des dilatations spatiales dans la largeur. Des mezzanines s’ouvrent d’un étage sur l’autre, permettant aussi des relations entre les niveaux. Plusieurs séries de balcons ouvrent l’espace vers la Seine en donnant à l’ensemble une qualité domestique. Les très nombreux projets de maisons privées réalisées par MEIER lui ont permis de pénétrer l’usage réel de l’espace. Ses grands bâtiments sont imprégnés de cette qualité domestique. Le siège de CANAL + donne une impression d’appartenance. Il offre des ouvertures, des inter-relations qui sont à l’opposé de l’effet d’enfermement propre aux immeubles de bureaux traditionnels même si ceux-ci sont entièrement transparents. La chaine de télévision CANAL + a parfaitement compris les qualités des divers espaces du projet. De nombreuses émissons sont filmées dans des bureaux ou sur les terrasses. Même la promenade architecturale des circulations sert de cadre à certaines parties d’émissions. C’est le plus évident succès du projet de Richard MEIER. Le bâtiment n’est pas le signe ostentatoire d’un succès commercial ou financier, mais le cadre d’un usage quotidien de l’espace qui donne aussi à voir l’architecture comme un spectacle. CANAL + est un édifice dont les articulations sont clairement lisibles. La rationalité des structures visuelles est évidente. Mais, cette rationalité porte sur le perceptible et non pas sur la structure réelle. En cela, MEIER est bien dans la tradition constructive américaine et non pas dans l’idéal structurel français, celui de VIOLET-LE-DUC ou d’Auguste PERRET. MEIER intègre dans un espace invisible l’ensemble des contraintes techniques, devenues au fil du siècle de plus en plus complexes et occupant de plus en plus d’espace. La lecture des plans et des coupes ne laisse jamais apparaître la différence entre structure réelle et structure visuelle. Il est évident que la vérité structurelle et la vérité technique sont difficilement compatibles. Le choix de  Richard MEIER pour solutionner cette contradiction est très éloigné de celui de Louis KAHN, par exemple. Il donne la priorité à l’idée spatiale plutôt qu’à l’expression du squelette et des organes. Ils nous renvoie ainsi à la phrase de LE CORBUSIER : “Je crois à la peau des choses comme à la peau des femmes”.

Laurent BEAUDOUIN.