2G CUSTAVO GILLI
MGM MARISCAL GILES MORALES
Année : 2009
Auteur : LAURENT BEAUDOUIN

UNE ÉPONGE DE LUMIÈRE

Il y deux façons d’installer un bâtiment sur son territoire et ces deux attitudes sont en apparence contradictoires; la première trouve sa source dans la nature du lieu, dans les mouvements du terrain, les plis du sol ou les cassures du paysage. L’architecte y cherche ses points d’appuis et y installe ses lignes de force. Avec un peu de chance et une part d’instinct, il peut révéler des traces oubliées ou retrouver des limites effacées et des chemins perdus. Le regard est son guide et l’incite à parcourir le terrain pour en connaître chaque recoin et en mesurer l’étendue. Le projet peut chercher au loin sa propre raison d’être, mais il trouve son assise dans la proximité. L’architecte se fait arpenteur pour prendre la mesure du site et chaque marque du paysage lui sert de point de repère. Cette attitude est au plus près de la compréhension du lieu, elle oblige celui-ci à développer un sens aigu de la géographie pour regarder tout ce qui l’entoure comme un paysage, y compris le milieu urbain. La ville devient pour lui un territoire naturel, parfois paisible, parfois mouvementé. Dans cette vision, la ville est considérée comme une nature artificielle faisant partie d’un territoire complexe, son sol est une topographie fertile. Pour cet architecte, la ville est une matière tangible déposée par strates au cours du temps, il peut en retracer l’histoire comme on reconnait les couches de pierre d’une carrière. Le projet s’installe dans la logique du lieu et son histoire se trace petit à petit, il fait partie d’un temps long qui a commencé bien avant lui, il va s’intégrer à un mouvement de transformation qui le dépasse. L’architecte est à l’image d’un écrivain qui ajouterais un chapitre de plus dans un livre déjà écrit.

L’autre posture apporte une distanciation, une approche détachée et autonome, puisant dans la discipline interne les raisons du projet. C’est une attitude qui trouve sa ressource dans la pensée et qui s’autorise la théorie. L’architecte prend le site avec des pincettes, non pas parce qu’il répugne à mettre ses pieds dans la boue, mais parce qu’il est soucieux de respecter le sol, d’en perturber le moins possible la configuration, il va parfois soulever l’édifice pour mieux dialoguer avec la nature et, par conséquent, en révéler l’existence et en souligner le tracé. La géométrie est son instrument, elle lui permet de construire la forme de l’édifice dans une logique autonome. L’architecture parle sa propre langue, elle se veut lisible par tous et recherche la clarté dans sa mise en forme. C’est une langue universelle, auto référencée, elle a des sources multiples qui pourtant ne l’empêchent pas d’être comprise de tous. Les règles de ce langage lui sont propres: la proportion, l’échelle, la symétrie, l’équilibre, chaque élément participe à la structure d’un ensemble cohérent.

Le projet se cherche ainsi une raison d’être qui soit capable de s’abstraire des contingences. Il ne se place pas forcément dans la logique du territoire, mais s’autorise des libertés, comme s’il était implanté dans un lieu qu’on lui a choisi pour qu’il y poursuive sa propre histoire. Il est quelquefois dans la tête de son auteur avant même d’avoir été sollicité par une commande précise, tout porte à croire qu’il est en attente et qu’il préexiste avant même de tenir compte des conditions précises qui doivent être prises en compte pour qu’il se réalise. Il a mûri depuis longtemps dans la pensée avant de trouver une occasion d’exister. Cette approche est éminemment abstraite, elle est nourrie d’une réflexion sur ce que le projet doit être, elle est le résultat d’une recherche de l’essence des choses et reflète d’une façon ou d’une autre la tentative d’atteindre une forme idéale. Elle ne s’adresse pas au présent, mais s’intéresse à un temps immobile, capable de faire durer le projet au-delà de sa propre fonction.

D’une certaine manière, la première approche est une attitude animale. Elle utilise un sens particulier, que connaissent bien les paysans qui leur permet de sentir le lieu avec leur corps, d’en absorber l’écho. Cette attitude laisse une part d’instinct guider la pensée et s’occupe des éléments naturels pour chercher à découvrir les effets qu’ils vont produire sur l’objet à construire. Elle s’adresse, quelque fois, à des éléments peu palpables; l’orientation du soleil, la réflexion de la chaleur et la trace des ombres portées, la fluctuation des vents ou la nature du terrain. Elle recherche d’une implantation qui va préserver le bon sol, qui tiendra compte du ruissellement de l’eau et de son drainage, de sa perméabilité et de la façon dont il respire.Ce comportement rapproche l’architecte de ses origines rurales, c’est un paysan devenu maçon à force de discipliner la nature. Il saura comment placer l’édifice pour profiter du terrain, construire les ombres qui vont permettre de l’habiter. Il sait regarder au loin et capter l’horizon. Ce genre d’architecte se fait rare parce qu’aucune des qualités qu’il doit acquérir ne peut être enseignée d’une façon académique, il s’agit d’un savoir transmis par l’exemple et non d’une connaissance apprise sur le banc des écoles.

D’un autre côté, l’architecte qui a la connaissance des lois propres à sa discipline, celui qui construit à partir d’une logique interne et qui maîtrise les règles qui donnent à l’édifice son autonomie, celui-ci est souvent plus proche de l’historien que du géographe. Il est cultivé et interroge par son propre travail une partie de l’oeuvre des autres. Il est parfois influencé par son époque, et avec lui, l’architecture se place dans une continuité historique plus que spatiale, chaque projet est un pas de plus dans une évolution continuelle où la modernité se renouvelle sans cesse. Il a aussi le sens de la géométrie en ce qu’elle permet de lire l’intention du projet avec clarté. Le résultat de son attitude est une figure compréhensible, une forme qui produit du sens. La force de sa proposition s’oppose à la confusion qui, souvent, règne dans le paysage. Elle s’adresse à l’intelligence, plus qu’à l’instinct.

Malgré la différence de ces deux attitudes, il est quelques fois des architectes capables de réunir dans une oeuvre cohérente ces deux approches, si éloignées en apparence. C’est le cas du travail de l’atelier Morales, Giles et Mariscal. Ils savent résoudre cette opposition avec une aisance qui nous fait oublier toute contradiction. Le travail de groupe les aide, sans nul doute, à enrichir leur méthode, mais la cohérence de chaque oeuvre fait penser que rien n’est le fruit du hasard. Dans leurs travaux, ces deux approches, qui paraissaient irréductibles, sont associées dans une synthèse globale où la figure forte du projet occupe le terrain de manière subtile. Ils présentent eux-même leurs oeuvres comme des architectures ‘‘installées’’, utilisant un terme couramment utilisé dans le champ de l’art contemporain, mais plus rare dans le domaine de l’architecture. Cette expression est pourtant ce qui décrit le mieux leur travail. L’oeuvre est ‘‘installée’’ dans le site comme si elle y était simplement déposée et, paradoxalement, son existence devient indispensable. Non seulement elle n’est pas éphémère, mais c’est sa présence qui donne au site sa raison d’être, l’architecture semble construire son paysage, sans elle le site n’aurait pas le même intérêt, ni la même grandeur, l‘édifice sert de donneur d’échelle. Le bâtiment et le lieu ont chaqu’un une origine et un sens qui leur est propre mais de leur simple rapprochement émerge un sens nouveau. C’est la théorie du montage si souvent exprimée dans les textes d’Eisenstein: « L’idée doit résulter du choc de deux éléments indépendants l’un de l’autre ». Dans le domaine de l’architecture, il peut arriver qu’une compréhension différente émerge de la résonance entre l’objet et son paysage, l’un et l’autre restant intègre, mais chacun d’eux réunis formant un ensemble nouveau et indissociable.

Prenons le cas du théâtre construit dans la petite ville de Nijar dans la province d’Almeria. Le site est fait de terrasses en pente douce accompagnant le tracé sinueux d’un ruisseau, des collines rocailleuses surplombent le terrain et des maisons modestes où se mélange l’habitation et l’artisanat semblent s’installer au hasard d’un apparent désordre. Le site, un peu à l’écart du centre est traversé encore aujourd’hui de troupeaux de chèvres contournant le bâtiment pour aller paître le long du ruisseau. C’est un lieu rempli des activités tranquilles du quotidien. Même si nous sommes dans un parc naturel, apprécié des cinéastes, il n’est rien dans ce lieu précis qui soit théâtral, touristique ou même simplement pittoresque. Les collines sont de faible hauteur, le lointain n’est pas héroïque.

C’est cet endroit paisible qui fut choisit pour recevoir un programme culturel associant le théâtre et la musique à des espaces d’expositions. La figure proposée par les architectes est constituée de deux éléments semblables, le plus petit se dépliant dans trois directions et l’autre,se pliant pour former une équerre qui se retourne à la verticale. Ces deux volumes indépendants forment pourtant une silhouette unitaire, paraissant sortir d’un seul bloc de matière que l’on aurait évidé jusqu’à la séparer en deux entités. C’est une figure dont les volumes se croisent en une sorte de spirale, c’est une forme continue et néanmoins ouverte. La forme est centrifuge, presqu’aveugle, elle semble pourtant regarder alternativement la rivière, la montagne et le ciel avec de grands yeux de cyclopes. Nous ne sommes jamais derrière le bâtiment, tout au plus sommes nous à coté et quelque fois en dessous. Il se replie et change d’aspect si nous en faisons le tour, mais il ne tourne jamais le dos. Il est toujours « regardant » comme s’il vous prêtait attention.

La force du dispositif est dans ce qui constitue le coeur de cette spirale. Les deux surfaces décalées du plan sont séparé d’un espace marquant l’entrée de l’édifice. Cet écart vide est dans le sens de la longueur, il traverse le centre du projet depuis la route jusqu’au ruisseau, on y accède par une rampe transversale qui nous fait descendre sur une terrasse en creux. La plateforme qui surplombe le socle commun aux deux volumes est, du coté de la rue, encaissé dans le sol et de l’autre, en balcon sur le ruisseau. La partie haute de ce vide se dilate dans le sens opposé, en suivant la direction du porte-à-faux. Cet espace est entièrement extérieur, mais il est pourtant le dedans paradoxal de l’édifice, c’en est la plus grande pièce. La sous-face en porte-à-faux retient un cube de vide qui est la fois l’espace le plus ouvert et le plus comprimé. Ce cube est lui-même le point de départ de la spirale globale, il semble utiliser l’énergie du vide pour  agir sur l’ensemble, il est comme le moteur de la composition.

Voilà une figure qui s’enroule sur elle-même dans une abstraction totale dont la matérialité uniforme semble souligner l’autonomie. Elle semble posée au sol de façon détachée: c’est une installation. Pourtant ce sol est en lui-même un projet, il est constitué de terrasses en creux à mi-chemin entre la voirie et la rivière. L’édifice vient s’y poser subtilement, effleurant à peine le terrain. Il semble détaché de ce socle par des vides qui en rendent accessible le niveau de fondation et crée un drainage à l’air libre. Tout ce passe comme si l’important volume qui se pose sur cette surface en pente douce était sans poids. Il semble être un bloc d’argent massif reflétant le ciel et les changements de lumière, il est d’une densité de métal et pourtant rien n’évoque la lourdeur.La matière même du bâtiment entretien cette ambiguïté. Cette surface continue et unitaire devrait produire un sentiment de pesanteur, les deux volumes donnant l’impression de blocs pesants, mais cette matière se laisse traverser par la lumière, elle semble absorber l’espace et se remplir de vide, transmettant ce sentiment étrange d’une masse sans poids. Tout le monde a déjà eu ce frisson d’étrangeté en soulevant sans le savoir une pierre ponce: la forme et le volume donne l’idée de la pesanteur mais la réalité est tout autre. Cette différence nous déstabilise et plus la pierre est grande, plus l’incohérence entre le sentiment visuel et la réalité nous fait chanceler. Ici, face au théâtre de Nijar, l’on ressent une impression similaire, les deux blocs devraient avoir une densité extraordinaire mais ils sont rempli de vide, l’édifice tout entier est une éponge de lumière. La surface se fait absorbante pour découper le soleil dans une multitude de lamelles d’ombres qui enveloppent le volume. Cette matière, traitée avec des moyens presque pauvres, est une rappe à lumière, elle la dissocie en parcelles de reflets et d’ombres qui ondulent en surface. C’est un effet de diffraction qui ne divise pas la lumière en parcelles colorée, mais qui la dissocie en vagues alternativement plus claires et plus sombres. On ne sait pas si la lumière pénètre la surface ou si elle en sort. L’édifice semble miroiter comme s’il était lui-même luminescent et apparaît plus lumineux que le ciel qui l’éclaire. Cette matière est sans poids parce qu’elle n’est remplie que de lumière.

La couleur est concentrée à l’intérieur du bâtiment, à l’inverse de cet extérieur dont la présence matérielle est uniformément métallisée, la polychromie interne est abstraite, intensément colorée. Elle annule la présence des volumes passant indifféremment des parois opaques aux surfaces transparentes. Le choix de couleurs passant de l’orange au jaune vif, puis au vert intense, donne à la lumière une vivacité troublante. Seuls quelque bleus apaisent cet éblouissement coloré en donnant de la profondeur. A l’opposition entre l’abstraction des volumes intérieurs et les surfaces extérieures concrètes, s’ajoute le contraste entre ce dehors en noir et blanc et ce dedans polychrome. On comprend mieux l’importance de la décomposition contrastée du gris extérieur pour séparer l’ombre et la lumière en pointillé noir et blanc dans cette juxtaposition avec la polychromie abstraite de l’intérieur.Cette coloration intense remplace la masse par l’énergie renversant à son tour, de l’intérieur, la sensation de gravité. Ce travail est basé sur une pensée autonome de ce que peut être l’architecture, sur une connaissance théorique approfondie et sur un savoir technique sans faille, à ce titre, il est exceptionnel, mais il est tout autant attentif aux conditions délicates du site et à la mise en scène des éléments simples qui constituent son paysage quotidien.

LAURENT BEAUDOUIN