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MATHIAS GOERITZ EL ECO
Année : 2006
Auteur : LAURENT BEAUDOUIN

TEXTE DE LAURENT BEAUDOUIN A L’OCCASION DE LA RESTAURATION DU MUSÉE « EL ECO » DE MATHIAS GOERITZ A MEXICO

Mathias Goeritz fut un artiste protéiforme et inclassable. Cette singularité revendiquée fait de lui un des créateurs les plus étonnants et aussi les plus méconnus du XX° siècle. Son œuvre architecturale, en particulier, est la plupart du temps passée sous silence par les historiens qui ne le citent au mieux que comme un collaborateur de Luis Barragan. L’ambiguïté de son statut est à l’origine de cette méconnaissance, Goeritz fut tout à la fois historien, pédagogue, critique, sculpteur, peintre, créateur de vitraux, poète lettriste et architecte. De même est-t-il impossible de l’affubler d’une étiquette qui permettrait de le ranger dans les tiroirs de l’histoire de l’art, il y a toujours chez lui quelque chose qui dépasse. Il ne sera pas vraiment dadaïste ou expressionniste, bien que fortement marqué par ces deux mouvements, il ne sera pas non plus classé dans le land art ou le minimalisme, layant devancés ces deux mouvements d’une dizaine d’années. Finalement Goeritz a fort bien réussi à atteindre cet anonymat qu’il cherchait à promouvoir dans des œuvres qu’il voulait collectives. Il a côtoyé de nombreux mouvements artistiques dont l’expressionnisme qui baignait l’ambiance du Berlin de son adolescence et qui restera en filigrane dans son œuvre. Mais c’est Dada qui le marquera le plus profondément, à travers l’œuvre et de la pensée du poète Hugo Ball. Le fondateur du « Cabaret Voltaire » fut à ce point important pour Mathias Goeritz, que de nombreuses années plus tard, il donna à son œuvre architecturale majeure le nom d’ « El Eco » en espérant insuffler dans son pays d’adoption, le Mexique, l’écho de ce Cabaret Voltaire de Zurich, où se confrontaient tous les arts dans un lieu unique.

Dans cette période d’avant-guerre, Mathias Goeritz fut aussi frappé par l’intolérance et les persécutions subies par les juifs de Berlin. Il comprit très vite qu’il ne pourrait rester en Allemagne et commença en 1940 un exil qui le conduira finalement jusqu‘au Mexique. Le chemin de Berlin à Mexico fut cependant très long, passant par le Maroc et l’Espagne, où pour fuir la guerre, Mathias Goeritz, s’installa successivement. Au Maroc, Goeritz, et sa femme Marianne Gast, rencontrée à Tanger en 1941, découvrirent, comme tant d’autres, la puissance de la lumière, cette force qui transfigure les murs et transforme les couleurs. En Espagne, il s’installa dans un premier temps à Madrid développant une activité de critique d’art puis, lors d’un séjour à Santillana del Mar durant l’été 1948, il découvrit le site préhistorique d’Altamira. Ces figures rupestres, en faisant appel à des émotions pures et en entraînant le spectateur dans un rapport physique à l’œuvre, traçaient pour Goeritz le chemin d’une nouvelle modernité, primitive et spirituelle. Il va fonder alors l’Ecole d’Altamira, mais les idées lancées au sein de ce groupe vont être étouffées rapidement par le pouvoir politique et le milieu académique, imposant à Goeritz un nouvel exil qui sera finalement le dernier.

C’est au Mexique qu’il trouve enfin refuge en 1949, invité par l’architecte Ignacio Diaz Morales pour enseigner à l’université de Guadalajara. Le Mexique devient pour lui le pays  où tout semble possible. Son premier choc culturel, Goeritz le reçoit dès son arrivée à Mexico quand ses amis lui font visiter les ruines de Teotihuacan. Goeritz a la révélation que la taille d’une œuvre a une influence sur l’intensité des émotions, à l’encontre des théories de l’art en cours à cette époque en Allemagne. Il va rencontrer également deux personnalités qui vont marquer sa vie: l’architecte Luis Barragan et le peintre Chucho Reyes. L’amitié et la complicité qui va naître entre eux seront la source d’une production intense où les idées du peintre coloriste et les formes primitives du sculpteur vont se fondre dans l’œuvre de l’architecte. Dans leurs rapports à l’espace et à la lumière, les sculptures de Goeritz deviennent des pièces indissociables de l’architecture. Dans certains cas, comme les vitraux et l’autel de la Chapelle des Capucines, les œuvres de Goeritz font totalement partie du bâtiment et dans d’autres, elles agissent en contrepoint, comme pour le Serpent de béton qui marque l’entrée des jardins d’El Pedregal. Cette sculpture fait, en sorte, le lien entre le Mexique et les souvenirs d’Altamira. Elle fait partie d’une importante série représentant des animaux primitifs en bronze, en bois, ou en acier, qui va culminer avec le serpent abstrait d’El Eco.

En avril 1952, Mathias Goeritz exposant ses sculptures à la galerie « Arte Mexicano » rencontre un étrange personnage, Daniel Mont, qui se dit intéressé par son travail et qui lui propose de réaliser une œuvre de son choix sur un terrain qu’il possède au centre de Mexico. Ensemble, ils vont définir ce qui sera un musée expérimental dont le but sera d’exposer l’art vivant, invitant les artistes à réaliser des œuvres sur place. Le programme défini par Goeritz est le premier exemple de l’idée d’ « installation » qui va se développer à partir des années soixante. La construction, commencée en septembre 1952, fut menée à bien jusqu’à l’été 1953, mais le programme artistique fut interrompu par mort de Daniel Mont quelques mois après l’inauguration du musée. Le bâtiment est une sorte d’« action building » construit à partir d’un schéma qui rassemble en quelques traits la façade, la coupe, le plan et la perspective. Cette représentation graphique unique n’est pas la moindre des inventions de Goeritz. Ce dessin représente à la fois le lieu et le parcours du lieu, il est la synthèse du temps et de l’espace, il questionne aussi  le rapport du plein et du vide, de l’opaque et du transparent. Ainsi peut-on voir la fenêtre de la cour à travers le mur vertical comme si le regard franchisait l’épaisseur du béton, ou la colonne noire de la salle d’exposition au-delà du mur du couloir. Cet étrange dessin nous montre ainsi le dedans et le dehors comme s’il était un seul espace rassemblant l’intérieur et l’extérieur dans un même regard.

Le bâtiment est séparé de la rue par un mur sombre, derrière lequel s’élève un autre mur, étroit et haut de onze mètres, entièrement peint en jaune. La tour s’élève comme une lame énigmatique qui éclaire l’intérieur de la cour. À droite de cette verticale émergeante, fixée sur le mur qui sépare la cour de la rue, une petite inscription calligraphiée en acier « El Eco » indique la présence de l’entrée. En poussant la porte pivotante, on entre dans un univers différent, où les repères visuels changent. À gauche, une ouverture sur le mur de la cour éclaire l’espace d’une étrange lumière jaune. Ce n’est pas la lumière solaire qui éclaire l’intérieur, mais une lueur transfigurée par la couleur, comme si elle provenait du mur lui-même. Un poème abstrait se détache en relief sur le mur ajoutant à l’étrangeté du lieu. Il est illisible au sens propre et pourtant reste poème, comme si la forme se substituait au sens. Les figures calligraphiées de Goeritz vont au-delà du langage et se passent du son pour proposer une écoute visuelle où le silence est implicite. Ce « Poème Plastique » est à la fois le début et la fin d’El Eco, il se voit dès l’entrée peut se contempler encore, à la fin du parcours en spirale du bâtiment, lorsque l’on se retrouve au pied du mur jaune. La figure de l’édifice est ainsi une forme ouverte qui ne se resserre pas comme l’hélice d’un coquillage mais qui à l’inverse s’agrandit de plus en plus pour finir dans une cour ouverte au ciel. L’espace s’échappe vers le haut en suivant la direction verticale du mur jaune, après avoir zigzagué dans la cour, en suivant la ligne brisée de la sculpture d’acier. Immédiatement après l’entrée, un long couloir crée l’espace de transition voulu par Goeritz entre le bruit de la ville et l’atmosphère de contemplation de l’intérieur. À l’origine, on apercevait à l’extrémité de cette galerie un torse de femme en bois sculpté, porté par un socle en fines tiges de fer. Tout l’espace semble conduire vers cette figure dans une perspective vertigineuse qui évoque les trompe-l’œil baroques ou les perspectives accentuées des décors de théâtre. Mais c’est pourtant au cinéma que cet espace se réfère le plus, évoquant les films expressionnistes que Goeritz a dû voir dans sa jeunesse. Cette étrange perspective est due au resserrement progressif des murs et à l’abaissement du plafond. Les lames en bois du plancher accompagnent le rétrécissement de l’espace et semblent se diriger vers un point infiniment lointain. Les formes du torse de bois sculpté que l’on apercevait à l’origine n’ont pas non plus de commencement ni d’achèvement, elles sont le point nodal de l’édifice, comme si elles concentraient en elles toute l’énergie. Le rôle de moteur spatial que Goeritz accorde à cette sculpture est confirmé par l’idée exprimée dans la description qu’il fait de l’édifice où il envisageait de projeter l’ombre de la sculpture sur le mur latéral, là où sera finalement la grisaille d’Henri Moore. De belles photographies montrent Goeritz et la danseuse Pilar Pelicer réglant une chorégraphie, lui-même tournant et dansant autour d’elle. D’autres images montrent la même danseuse à côté de la sculpture comme si elle en avait été le modèle. Aux courbes voluptueuses des deux torses, correspond la danse de l’espace que Goeritz a chorégraphié.

Une ombre sur le côté latéral de l’ouverture interrompt pourtant la profondeur. C’est une tour de sept mètres de haut peinte en noir qui n’est visible que partiellement depuis l’entrée et ne se révèle totalement que dans la salle d’exposition. Ce second mur forme un couple avec celui de la cour. Ensemble ils associent à travers la couleur, l’ombre et la lumière, le dedans et le dehors. Contrairement aux catégories de couleurs et de non-couleurs définies par Mondrian, pour Goeritz, le noir est une couleur. Il va ne laisser dans la catégorie des non-couleurs que le blanc et le gris, ainsi le noir et le jaune sont à chaque extrémité de sa ligne chromatique. Goeritz va d’ailleurs bientôt remplacer le jaune par l’or, comme pour confirmer cette hypothèse, le noir et l’or deviennent ainsi les deux aboutissements de sa gamme colorée.

Goeritz commence avec El Eco une série de projets verticaux dont le plus célèbre sera le groupe de tours de Satellite City, construit avec Barragan. C’est néanmoins dans son propre atelier à Temixco que Mathias Goeritz réalisera en 1956 l’ensemble de tours le plus étonnant et le plus abouti. Il va réunir dans un espace rectangulaire simple, sept volumes prismatiques sérés les uns contre les autres au point de ne laisser qu’un faible passage entre eux. Le sol est en terre battue, les murs et les tours sont peints en blanc et l’unique fenêtre forme un grand carré vide ouvert sur le jardin. Les volumes semblent s’entrechoquer sans se toucher, les tours ne sont pas strictement verticales, elles penchent et vacillent paraissant alternativement se rapprocher puis s’écarter les unes des autres dans une sorte de danse incessante. Le mouvement de l’espace accompagne le déplacement du corps dans un déséquilibre permanent comme une lente chorégraphie.

La salle d’exposition d’El Eco, grande et haute, n’est pas destinée à recevoir des œuvres, comme dans une galerie d’art, mais plutôt le travail des artistes, regroupant des projets qui devraient êtres réalisés pour ce lieu et dont l’installation s’accompagnait de manifestations multiples. Ainsi en a-t-il été de la fête d’inauguration, le 7 septembre 1953, mise en scène par Luis Bunùel, auquel participait un groupe de jazz et la troupe de danse de Walter Nicks. La première œuvre installée trois mois plus tard fut une grisaille d’après des dessins du sculpteur Henri Moore. Elle représente d’impressionnantes figures verticales dessinées au trait et dont la composition d’ensemble est soulignée par la superposition d’un grand tracé régulateur géométrique. La salle est éclairée sur la cour par une unique ouverture, un carré dont la menuiserie trace une croix, seul angle droit du bâtiment. La porte-fenêtre est réalisée suivant les conseils de Luis Barragan qui en avait construit une semblable pour sa propre maison en 1947.

En plus des deux tours, intérieure et extérieure, qui forment un couple purement abstrait, Goeritz associe les sculptures du torse et du serpent, comme une métaphore biblique d’Eve face au démon. El Eco est ainsi une sorte de paradis isolé du monde par un mur, un paradis avant la faute initiale, ou le serpent et la femme sont séparés par la croix de l’unique fenêtre. La lecture mystique d’El Eco montre à quel point ce bâtiment revêt pour Goeritz l’importance d’un temple consacré à ce qu’il va nommer « l’art-prière », opposé à « l’art-merde » pour utiliser ses propres termes, vers lequel il sent que se dirige l’art contemporain. Dans cette cour d’El Eco, l’immense « Serpent » d’acier trace des figures dynamiques qui donnent à l’espace une dilatation nouvelle. Malgré l’évocation d’un animal préhistorique, métissé d’Altamira et d’art précolombien, la sculpture est essentiellement abstraite, posée sans socle, à même le sol. Sa valeur est dans l’émotion physique qu’elle produit par sa taille et la force de son rapport aux murs qui l’entoure. L’émotion architecturale est le moteur du projet d’ « El Eco », elle est au centre du travail de Mathias Goeritz, expliquant la très grande diversité de ses recherches. Pour lui, comme pour beaucoup d’artistes modernes, l’émotion a remplacé l’idée du beau. La beauté classique, basée sur le sentiment du plaisir, n’étant perçue que comme une partialité parmi des gammes d’émotions qui peuvent aller du positif au négatif. Ce basculement de l’idée du beau à été décrit par Ozenfant dans un texte de 1926, proposant « une beauté sans signe » : « l’art a bien pour fin le beau, mais le beau sans signe, c’est-à-dire une certaine nature d’émotion intensive que chacun pour son compte ressent dans chaque cas particulier comme agréable ou désagréable, mais jamais avec indifférence. »(1)

Mathias Goeritz rédigera pour l’ouverture d’El Eco son propre manifeste: «Arquitectura Emocional »(2) qui sera lu au moment de l’ouverture et publié en 1954 dans la revue de l’Ecole d’Architecture de Guadalajara. Ce texte est à la fois une description du bâtiment qu’il vient de réaliser et un texte-programme sur lequel il bâtira la suite de son œuvre : « Le nouveau « Musée Expérimental » El Eco  à Mexico commence ses activités, c’est-à-dire ses expérimentations, avec l’œuvre architectonique de son propre édifice. Cette œuvre fut comprise comme l’exemple d’une architecture dont la principale fonction est l’émotion. L’art en général et naturellement aussi l’architecture est un reflet de l’état spirituel de l’homme dans son temps. Cependant l’impression existe que l’architecte moderne, individualiste et intellectuel, exagère parfois, peut-être a-t-il perdu le contact étroit avec la communauté, dans sa volonté de mettre en exergue la partie rationnelle de l’architecture. Le résultat est que l’homme du XX° siècle se sent écrasé par tant de fonctionnalisme, par tant de logique et d’utilité dans l’architecture moderne. Il cherche une issue mais ni l’esthétisme extérieur entendu comme « formalisme », ni le régionalisme organique, ni le confusionnisme dogmatique ne sont confrontés au fond du problème qui est que l’homme créateur et récepteur de notre temps, aspire à quelque chose de plus qu’une belle maison agréable et adéquate. Il demande ou demandera un jour à l’architecture et à ses moyens matériels modernes, une élévation spirituelle, ou plus simplement une émotion, comme lui en ont procuré en son temps l’architecture de la pyramide, celle du temple grec, de la cathédrale romane ou gothique, ou même celle du palais baroque. C’est seulement en recevant de l’architecture des émotions vraies que l’homme peut à nouveau la considérer comme un art. Issu de la conviction que notre temps est en proie à de hautes inquiétudes  spirituelles, le musée El Eco ne veut pas être plus qu’une expression de celles-ci, aspirant un peu inconsciemment, mais presque automatiquement, à l’intégration plastique pour prodiguer à l’homme moderne une émotion maximale.

Transformé en salle de spectacle, dans les années 60, peu après la disparition de Daniel Mont, son fondateur, le musée El Eco avait vu son patio couvert et son intérieur profondément dégradés. Il a fallu attendre l’année 2004 pour que l’Université de Mexico (UNAM) engage un programme de rénovation pour aboutir à une ouverture qui a eu lieu le 7 septembre 2005. Le projet est encore en attente de la réinstallation de la sculpture « La Serpiente » essentielle à l’espace du patio. Il faut saluer l’initiative de l’UNAM qui aboutit à la renaissance d’un des bâtiments majeurs de la modernité, grâce au travail de l’architecte Victor Jiménez, est déjà l’auteur de la délicate restauration des maisons ateliers de Diego Rivera et Frida Khalo conçues par Juan O’Gorman.

(1) Amédée Ozenfant. « Sur les Ecoles Cubistes et Post-cubistes ». Journal de Psychologie Normale et Pathologique. 1926. Réédition Bottega d’Erasmo. Torino 1975.

(2) Mathias Goeritz. « Arquitectura Emocional. El Eco ». Cuadernos de Arquitectura N°1. 1954.

Laurent Beaudouin.