PARENTHESES
SIZA AU THORONET
Année : 2007
Auteur : DOMINIQUE MACHABERT, LAURENT BEAUDOUIN

TEXTE DE LAURENT BEAUDOUIN POUR LE CATALOGUE DE L’EXPOSITION « SIZA AU THORONET »

POÉTIQUE DE LA MICRO-GÉOGRAPHIE

Dès ses premières oeuvres, Alvaro Siza explore la dimension géographique du rapport entre le projet et la nature, l’un servant de révélateur à l’autre. Il possède à ce sujet une sorte de double sens, il est comme un sourcier, capable de ressentir les courants qui traversent un paysage, d’en trouver l’origine, pour en faire resurgir les tracés. Il va s’adosser sur ces lignes de force invisibles pour élaborer petit à petit le dessin du projet, cherchant avec patience sur quoi s’appuyer. Il s’agit, chez lui, d’intuition érigée en méthode, laissant la porte ouverte à des options imprévisibles. L’inattendu n’est pas dans la nouveauté mais dans le déjà-là, sans ce regard attentif, ce qui à la fin saute aux yeux comme une évidence, serait resté insoupçonné.

En architecture, il y a deux sorte de lignes : celles qui permettent la mesure du projet et en donnent la proportion, et celles qui ne sont pas mesurables et qui ne font qu’indiquer des directions ou des tangences. Les premières vérifient la capacité d’usage et permettent la construction, tandis que les dernières tracent des liens invisibles et des continuités impalpables, ce sont celles qu’affectionne Siza pour commencer un projet. L’œuvre terminée assemble ces lignes en une figure qui trouve sa proportion à travers la justesse des dimensions qui résonnent entre elles comme des harmoniques, la proportion est une qualité intrinsèque, une logique intérieure, tandis que les lignes directionnelles n’ont pas de mesure, elles sont extensibles et centrifugent, elles vont rechercher des rapports avec des éléments éloignés, elles soulignent des fragments du lointain pour en révéler la présence. Aucune de ces lignes ne forme réellement un axe, elles ne font que côtoyer les choses, la plupart du temps sans les traverser. L’accès du restaurant Boa Nova construit de 1958 à 1963 à Leça da Palmeira est une expérience de cet ordre où la forme organique de l’édifice ne semble qu’effleurer la mer de rochers sur laquelle elle repose. Le  bâtiment est construit sur un socle en forme de terrasse, mais ce socle ne paraît pas lui servir de point d’appuis, les éléments porteurs sont difficilement identifiables, le toit n’est pas superposé à la géométrie de la base qui semble déborder et se replier pour porter le toit. D’ailleurs est-ce vraiment un édifice ? Il apparaît plutôt comme une simple couverture suspendue au ras des rochers, c’est un bâtiment sans façade et sans entrée. Cette image de toit flottant se retrouve à la même époque dans l’œuvre de Jorn Utzon, dans ses fameux croquis représentants des plateformes surmontées de nuages, l’idée préfigure ce qu’Alberto Campo Baeza définira plus tard comme l’opposition du tectonique et de l’architectonique. De plus, cette subtile délicatesse du bâtiment est précédée d’une scénographie du paysage qui en accompagne l’approche. Il n’est pas coutumier de prêter attention à ce type de lieu : un parking, un chemin, quelques marches, un palier. Rien, dans la commande d’un programme de cet ordre ne demande une attention particulière à ces endroits secondaires, pas même le lieu dont la beauté semble se suffire à elle-même. Pourtant, en contraste avec la fragilité du bâtiment, l’architecte semble donner une dimension presque autonome à cette courte séquence, qui se présente comme un prologue.

Il installe tout d’abord un ensemble de murs de béton formant une figure abstraite ouverte en éventail qui s’encastre dans la pente. Ces murs indiquent la position d’un petit parking, un peu sauvage et sans en fermer les bords, ils semblent orienter l’espace vers la colline, ils sont comme les lames d’acier que le sculpteur Richard Serra installera dans la décennie suivante pour révéler la topographie d’un lieu. Leur objet n’est pas de limiter l’espace, mais d’en révéler le volume en faisant apparaître la ligne des rochers, comme une manière de regarder la géographie à la loupe. De même que les premières pierres sont les prémices des blocs qui s’élèvent plus loin pour former ce petit cap, de même les premiers murs sont les signes avant-coureurs de la terrasse du bâtiment. On pourrait les croire détachés, flottants comme des icebergs dans cette mer de rochers. L’objet de ce dispositif est à l’évidence d’installer une distance dans le cours chemin qui sépare la route de la porte du restaurant et de retarder ainsi le moment d’entrer dans le bâtiment. Cette distance est d’autant plus grande que le chemin à parcourir va nous obliger à changer sept fois de direction, comme si le bâtiment n’en finissait pas de reculer. Les angles que forment les premiers murs sont une façon d’installer une profondeur artificielle, ils frappent les trois coups d’un drame dont le paysage est le sujet central et dont les visiteurs sont les acteurs involontaires. Cette mise en scène accompagne un parcours graduel, presque initiatique, que l’on va parcourir d’étape en étape, dans une succession de tableaux à chaque fois différents.

La question posée est: comment découvrir un paysage que l’on connaît déjà ? Il nous entoure complètement, que nous sortions d’une voiture ou que nous ayons longé à pied cette côte rocheuse, ce bord de mer est entièrement ouvert à la vue, l’horizon est omniprésent. Pour atteindre ce but, l’architecte va nous entraîner dans une chorégraphie où il nous fait faire avec douceur les gestes et les mouvements dont il a réglé par avance le rythme et la durée. Le premier est de vous obliger à tourner le dos au paysage, ainsi le petit parking se tourne vers l’intérieur avec comme seul débouché une ouverture dans un angle intérieur. Vous n’êtes plus face à l’horizontale de la mer, mais à des collines de plantes toujours vertes. Seule l’ouverture d’un angle laisse une échappée latérale où une ligne de pierre blanche apparaît au sol pour marquer un seuil. Une fois franchi cette limite, il faut se retourner pour constater avec surprise que le paysage a disparu, la mer n’est plus visible, nous sommes entrés dans un vestibule à l’air libre. Face à nous, des emmarchements conduisent à une première plateforme surélevée qui commence par nous cacher le lointain maritime pour ne le dévoiler que progressivement, la terrasse qui couronne les escaliers est réglée à la hauteur des yeux, l’horizon est utilisé comme un instrument de cotation, le bout du monde est à neuf marches de haut. La véritable découverte du paysage se fait en gravissant ces degrés, les rochers apparaissent petit à petit, et l’horizon semble se soulever à chaque pas, le paysage se dévoile alors au fur à mesure de la montée des marches et nous sommes enfin en capacité de le voir, comme pour la première fois. Cette subtile mise en scène de l’approche du bâtiment est le revers d’une autre évidence oubliée: entrer et sortir d’un bâtiment, ce n’est pas la même chose. Ainsi une autre vision vous attend à la sortie : vous vous trouvez suspendu dans un équilibre mobile entre la sous-face flottante du toit et la surface de la mer, entre le dallage qui semble s’échapper du bâtiment, pour se cristalliser au-dehors et le mouvement des rochers. Il est difficile de ne pas s’y arrêter pour contempler l’instant, car c’est bien le temps qui est mis en œuvre ici, comme un matériau palpable.

Cette séquence d’approche révèle ainsi de façon surprenante que le bâtiment n’a pas d’entrée, on se glisse simplement sous l’avancée du toit et l’on trouve une porte, mais l’entrée est ailleurs, elle est dans le parcours lui-même, cette scénographie qui fait du paysage tout entier le seuil du bâtiment. Une fois la porte franchie, le regard traverse un édifice sans façade et, pour peu que les fenêtres soient baisées, on constate que derrière ce mur, au-delà de cette porte énigmatique, se trouve un autre dehors dont la limite est l’horizon.

Vingt ans après.

À quelques pas de là, entre les deux routes qui longent la côte, le monument en hommage au poète Antonio Nobre. À vrai dire drôle de monument! N’est-il rien de moins monumental que cet ensemble éparpillé formé de deux blocs de pierre à peine taillée et d’un escalier adossé à une rampe, y aurait-il ici un projet semblable au précédent destiné a transformer de simples rochers en paysage épique. En fait, rien de tout cela: le lieu est un morceau de lande trop éloigné de la mer pour que celle-ci joue un rôle, il contient de rares arbustes et quelques rochers épars. C’est justement sur cette pauvreté que s’appuie projet, comme pour préserver l’impression fragile d’un lieu encore sauvage, c’est la mise à l’écart des objets existants et des quelques ajouts qui fait que le sujet du travail et à la fin, il ne reste que le parcours. Ce n’est pas un itinéraire mis en scène dans une dramaturgie théâtrale, mais un simple chemin, un raccourci, certainement préexistant, dont la dimension monumentale est justement dans l’écartement des différents fragments. L’ensemble du monument est formé de l’association d’une rampe et d’un escalier, installés à une certaine distance d’une dalle commémorative. L’architecture, comme toujours,  est faite de tension et de rétention, l’écart est ici un élément du construit. La rampe et la dalle de granit sont l’une et l’autre des leçons de construction où la gravité y est sensible par la façon dont elle agit sur l’oeuvre, la dalle repose sur une pierre verticale par son simple poids, sa seule inclinaison suffit, comme pour marquer le degré zéro de la construction. Une sorte de premier pas vers l’architecture : ce qu’il y avait avant même le premier bâtiment. Ce qui est décrit ici, dans ce retour à l’age de pierre, est la métaphore du premier geste humain et la première question posée à la nature, comment une pierre tient-elle sur une autre, quelle force invisible les maintiens assemblées ? À son tour, la rampe introduit une ligne inclinée pour répondre à l’ondulation du terrain. C’est la première abstraction, l’invention de la géométrie, une ligne droite opposée aux lignes découpées de la nature. Elle est placée de biais et le raccourci perspectif de l’escalier tire la partie la plus éloignée vers le regard de celui qui s’approche, augmentant ainsi l’impression de mouvance du sol naturel. La rampe est formée de dalles de granit soigneusement découpées en diagonale afin que la structure se bloque par le simple poids de la pierre. L’espace entre les deux parties de cet étrange monument est rempli d’une lande parsemée de rochers ronds., cette distance révèle la présence du paysage, qui sans cela ne  serait qu’un terrain vague abandonné entre deux routes.

LAURENT BEAUDOUIN